Denicolai & Provoost (Simona Denicolai, Ivo Provoost) · Antoinette Jattiot · Nord (Valentin Bollaert, Pauline Fockedey) · Spec uloos (Sophie Boiron, Pierre Huyghebaert)
Publié le 13 avr. 2024
Modifié il y a 2 semaines
un préambule
un scénario
quand les géant..es se balancent aux échelles
chapitre Leuven
les communautés
terroirs, rhizomes et utopies
chapitre lago di Resia
PG ou le réenchantement du monde
chapitre Padova
le grand corps du monde
chapitre Venezia
faire corps commun
les histoires
le carnaval des microbes
des figures
faire avec
générique
Ministre-Président du Gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, en charge des Relations Internationales
Publié le 8 avr. 2024
Modifié il y a 7 mois
La Biennale de Venezia, au fil des années, s’est imposée en tant que haut lieu de la création artistique et plasticienne dans les agendas européens et internationaux. La Fédération Wallonie-Bruxelles, en alternance avec la Communauté flamande, assume la responsabilité de sélectionner le projet artistique qui représentera notre pays au cœur de cette prestigieuse manifestation. La Biennale de Venise assure en effet une extraordinaire visibilité aux courants les plus divers de la création contemporaine.
Le choix qu’il nous incombait de faire, on s’en doute, n’était pas chose aisée. Aussi notre gouvernement a-t-il tenu à procéder par un appel d’offres public dans le respect de toutes les règles afférant à ce processus décisionnel. À l’issue de celui-ci, c’est le collectif pluridisciplinaire de Petticoat Government (Sophie Boiron, Valentin Bollaert, Simona Denicolai, Pauline Fockedey, Pierre Huyghebaert, Antoinette Jattiot et Ivo Provoost) qui a été sélectionné pour représenter la Fédération Wallonie-Bruxelles et Wallonie-Bruxelles International lors de la Biennale de Venezia 2024.
C’est avec enthousiasme que j’invite chacun·e à découvrir la créativité et l’originalité du projet Petticoat Government. Pour ma part, j’avoue être particulièrement sensible à sa composante populaire. En effet, réussir l’association des pratiques plasticiennes pluridisciplinaires avec l’authenticité des folklores locaux constitue à mes yeux un véritable défi. Il ne fallait rien moins que les «géant·es» du folklore belge et européen pour réussir ce tour de force: Akerbeltz, de Mutriku (Pays basque, ES), Babette, de Tourcoing (FR), Dame Nuje Patat, de Baaigem (BE), Edgar l'motard, de Steenvoorde (FR), Julia, de Charleroi (BE), Mettekoe, de Petit-Enghien (BE), sans oublier Érasme d’Anderlecht (BE).
Les éléments transversaux et horizontaux mis en avant, de diverses manières, tout au long du projet, en relation avec les localités urbaines concernées, et tel qu’il culminera à Venezia, en plus de leur impact esthétique, seront autant de démonstrations du rôle sociétal essentiel de l’œuvre d’art: créer des passerelles, entre les expressions artistiques, entre les villes, entre les pays et, avant tout, entre les êtres humains.
Vice-Présidente et Ministre de la Culture du Gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles
Publié le 21 mars 2024
Modifié il y a 7 mois
Nos géant·es sont parti·es en voyage… Edgar, Babette, Mettekoe et les autres ont rejoint la ville qui accueille l’un des plus célèbres carnavals au monde, Venezia. Ils nous ont invité·es à les suivre dans ce périple insolite qui met en avant notre patrimoine immatériel, pour le faire entrer en résonance et en dialogue avec les arts visuels dans leurs formes les plus actuelles.
Au travers du projet culturel et ambitieux de Petticoat Government, nous sommes convié·es à participer à ce voyage collectif, à suivre les chapitres de ce récit qui s’égrène jusqu’à l’arrivée au pavillon vénitien de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour fêter ensemble cette rencontre improbable et inattendue entre les cultures populaires et les arts contemporains, dans un lieu emblématique tel que les Giardini qui accueillent la 60e Biennale di Venezia.
Ce projet hors norme et hors cadre, choisi pour représenter la Fédération Wallonie-Bruxelles en 2024, rejoint l’ambition portée durant cette législature de sauvegarder toujours mieux notre patrimoine culturel et immatériel, cette culture dite «populaire» qui traverse le temps, tout en lui permettant de rester connectée à son époque.
Ce folklore et ces traditions orales sont en effet des biens précieux pour notre Fédération. Notre patrimoine immatériel, c’est ce patrimoine vivant composé des petites et grandes histoires, de liens profondément humains, de savoir-faire transmis de génération en génération. Il constitue les traces de notre temps, à l’instar du patrimoine «physique» et architectural qui nous entoure, qui définissent ce que nous sommes et ce que nous souhaitons transmettre. Il est un savant mélange de constance et d’évolution, notamment pour y inclure des préoccupations actuelles en matière d’égalité ou de non-discrimination, et inclure notamment les femmes, trop longtemps tenues à l’écart.
À l’instar du folklore lui-même qui évolue au fil des époques tout en perdurant, notre législation se devait d’évoluer. En 2023, un nouveau décret sur la protection du patrimoine culturel immatériel a été adopté, afin de mieux recenser nos patrimoines vivants et mieux entrer en résonance avec nos valeurs contemporaines – en adhérant à la charte éthique reposant sur les principes fondamentaux portés par l’UNESCO.
Il était plus que temps de redonner leurs lettres de noblesse à des pratiques populaires longtemps déconsidérées. Notre patrimoine constitue non seulement le reflet du caractère vivant et des richesses culturelles de nos régions, mais il constitue également, par son caractère fédérateur, un levier précieux de cohésion sociale et intergénérationnelle.
Sa mise à l’honneur au travers du projet pionnier et expérimental proposé par le collectif pluridisciplinaire composé de Sophie Boiron, Valentin Bollaert, Simona Denicolai, Pauline Fockedey, Pierre Huyghebaert, Antoinette Jattiot et Ivo Provoost tombait donc à point nommé, et contribue pleinement au rayonnement de notre Fédération Wallonie- Bruxelles.
un
préambule
Publié le 8 avr. 2024
Modifié il y a 5 mois
L'échelle 1, pour Stephen Wright, c'est «faire avec» les réalités au lieu de les représenter dans des formats assistés par le monde de l'art.
Le premier équipement culturel aurait été un récipient ᓓ1.
C'est avec un panier que commence l'histoire de Petticoat Government.
Les géant·es folkloriques existent depuis plus ou moins d'années. Ielles ont été imaginé·es, pensé·es et fabriqué·es par des groupes de personnes fédérées par un acte créatif et résultent de techniques artisanales telles que la vannerie pour la jupe (panier sur lequel se place le buste surmonté de la tête). Iels sont lié..es par la vivacité des communautés autour d'elleux, par la culture de l'amateur..ice, cellui sans spécialisation, qui fait par passion. Nous les avons rencontré·es et choisi·es, rassemblé·es, et avons voyagé avec elleux depuis la Belgique, la France et le Pays basque espagnol, franchissant ensemble les Alpes puis la lagune de Venise. Les différents chapitres de Petticoat Government traversent plusieurs climats et paysages. Ces actions et ces regroupements créent dans leurs déplacements et par l'oralité une réalité temporaire avec laquelle les personnes qui rencontrent le scénario peuvent interagir.
La production artistique et ses mécanismes ont certaines limites mais sont aussi un vecteur de légitimation opportun. Épaulé·es par eux, nous choisissons de composer avec le réel, de faire avec ce qui existe, plutôt que de le représenter. Après la Biennale à Venezia (20/04-24/11/2024), les géant·es, matrices de récits et de savoir-faire, s’en retourneront chez elleux, épaissi·es de ce nouveau chapitre qui participera à leur mythologie locale. Ielles retrouveront leur puissance, leur sens premier, leur rôle social, en accompagnant de leurs rondes les fêtes populaires.
Les sept géant·es cristallisent une forme d’hyperlocalité. Ielles représentent chacun·e une figure humaine, animale ou végétale qui fait directement écho aux souvenirs, désirs et préoccupations des communautés qui les créent et qui en prennent soin. Si la tradition gigantesque est répandue dans le monde entier, ielles proviennent des régions les plus «géantisées». Sans parler la même langue, s’affranchissant de frontières nationales, ielles et des milliers d'autres géant·es jouent ce même rôle de médiation fédératrice. La part transversale de la culture populaire rend caduque l’idée d’une identité vernaculaire limitée à un territoire.
Les géant·es sont plus grand·es que vnous. Ielles rendent compte de vnotre appétence à la démesure. Mais leur taille est à mettre en perspective. Les rapports d’échelle vnous rappellent qu’il faut un référent pour considérer le plus grand ou le plus petit. Face aux montagnes, au pied du campanile ou sous la presse rotative, dans la foule ou à côté du garçon qui danse à Mons, les géant·es prennent successivement différentes mesures et dimensions. ℘ℊ invite à «comment voir la même autre chose».
Le titre du projet − littéralement «gouvernement en jupons» − renvoie à plusieurs faits historiques qui font référence à des groupes de femmes ayant exercé une influence suffisamment significative pour renverser temporairement des rapports de pouvoir. Le préfixe petti- évoque en français une notion de taille. Étymologiquement, il s'agirait d'ailleurs d'un transfert linguistique vers l'anglais(petti-coat, petit-manteau).
Petticoat Government est une œuvre chorale, en mouvement, menée par un corps collectif et pluridisciplinaire qui incarne la possibilité d'une gouvernance commune rappelant à certains égards le «militantisme joyeux» de Silvia Federici ᓓ2. La position d'auteur·trice est partagée par sept membres (Sophie Boiron, Valentin Bollaert, Simona Denicolai, Pauline Fockedey, Pierre Huyghebaert, Antoinette Jattiot, Ivo Provoost) qui font équipe, assisté·es et accompagné·es par toustes les autres.
L'édition donne à lire les trames de ces relations. Dans sa version de départ, le catalogue que l'on imprime à la demande dans le Pavillon inclut des contributions des Young Curators Storytellers, d'auteur..ices, chercheur·euses, anthropologues, animateur socioculturel et critiques d'art: Manah Depauw, eli lebailly et Maximilien Atangana, Silvia Mesturini, Alexis Zimmer. Ces invitations à des auteur·ices venant d'horizons autres que celui du champ de l'art à proprement parler traduisent la diversité du biotope du projet. Elles ont été formalisées à la suite d'une série de repas conviviaux, nourries d'échanges autour des terrains de recherches des un·es et des autres, qui ont permis de tisser des liens féconds entre les matières. Ces rencontres ont influencé notre manière de voir et de construire notre récit. Elles font partie in fine du long processus et de l'œuvre immatérielle en train de se fabriquer dont la structure et l'expérimentation sont déjà le résultat. Le contenu du catalogue augmente au cours des sept mois et sept jours à Venise.
L'esprit de la fête ou célébration jouissive (la festa godereccia), qui habite Petticoat Government, trouve un écho particulier dans le terme vénitien de garanghelo. Le mot s'approche aussi selon certaines sources de geringel provenant du dialecte tyrolien et signifiant «danser en cercle» (de l'allemand ring, anneau). Des danses rituelles gigantesques aux danses de la festa dedicata, en passant par les rythmes du pique-nique festif à Resia, le scénario invite à une autre rencontre avec la fête, au sens de l'agir politique, celle où danser en cercle fait se sentir vivant..e, celle où danser fait prendre part à l'instauration d'un espace libéré de l'institution ou d'une forme de consommation. Dans cette perspective àla Biennale, la fête instaure de nouveaux gestes qui se substituent aux rites imposés par l'évènement dans lequel s'inscrit le scénario. Elle ponctue une organisation du temps, essentielle aux besoins de la vie sociale. Les géant·es rythment les sorties festives à des dates centrales du cycle de la vie et de la nature, autour de feux ou durant les carnavals. Leurs manifestations néo-folk-loriques, en connexion avec les réalités contemporaines, ponctuent des histoires de survivances. Par l’évolution de ces formes de célébrations et de rassemblements populaires, nous pourrions imaginer, comme William T. Lhamon, un folk sans lore − mot désignant «un tissu de savoirs et de récits transmis par la tradition» ᓓ3. Et, par le retour aux gestes, produire une circulation renouvelée et nuancée des savoirs entre des lieux et les conditions de leurs communautés?
Ursula K. Le Guin, La théorie de la Fiction Panier (titre original«The Carrier Bag Theory of Fiction»), in Denise Du Pont (ed.), Women of Vision, New York, St. Martin’s Press, 1988.
Silvia Federici, Par-delà les frontières du corps, Éditions de la divergence, 2020.
Jacques Rancière, préface: William T. Lhamon Jr., Peaux blanches, masques noirs : performances du blackface, de Jim Crow au hip-hop, Bruxelles, Zones Sensibles, 2021.
un
scénario
Publié le 8 avr. 2024
Modifié il y a 7 mois
Des collaborations passé·es rassemblent sept personnes qui se fédèrent en un collectif pluridisciplinaire
Le collectif assiste à la présentation du calendrier des géant·es à Mons (BE)
Des facteur·euses et des expert·es de géant·es sont contacté·es
Le dossier avec le projet du scénario est déposé
Des coccinelles apparaissent, les signes magiques se multiplient
Le scénario est approuvé et officiellement nommé par les commanditaires
L’équipe s’organise Rue des Éperonniers
La méthode se définit, les recherches affinent les choix des complices, les conventions sont rédigées pour acter les prêts
Toutes ces rencontres signent le début de la production
Des chercheur·euses sont invité·es autour de repas
Les Young Curators Storytellers sont sélectionné·es pour rechercher, écrire, coconstruire ℘ℊ
Les participations des géant·es sont annoncées dans des journaux locaux
La presse nationale et internationale relaie l’introduction ministérielle et la présentation officielle de ℘ℊ
Les départs des géant·es sont fêtés
Le collectif ne part pas à pied
Cent trente personnes embarquent vers Resia
Les géant·es, mis..es en boîte, sont transporté·es indépendamment
Un après-midi à Resia, les géant·es dansent sur un lac gelé
Le groupe qui les accompagne visite l’imprimerie de la Gazzetta où les géant·es continuent de danser
Les géant·es en partie monté·es traversent la lagune sur de grandes barques industrielles
Les géant·es sont surélevé·es, les baies abaissées, la façade est parée d’une jupe, le banc est installé
Les Young Curators Storytellers occupent le Pavillon
Des catalogues imprimés dans le copyshop et des kutchs pg sont vendus
Sous ces réservoirs d’histoires, les Young Curators Storytellers transmettent et collectent les histoires à Venezia
La Biennale ferme ses portes
Le BPS22 à Charleroi accompagne un programme discursif, graphique, festif
Le FRAC Dunkerque imagine un bal gigantesque
quand les géant..es se balancent aux échelles
Silvia Mesturini Cappo
Publié le 21 mars 2024
Modifié il y a 7 mois
Les géant·es, à l’échelle humaine, sont grand·es. Il nous faut des échelles pour les escalader et en prendre soin. Quelle est l’échelle extra-humaine qui s’accorde à un géant ou une géante? Qu’est-ce qui continue à fonctionner comme une manufacture collective, artisanale, de quelque chose de plus grand que l’échelle d’une vie humaine, individuelle?
Dans un monde jamais conçu comme donné d’avance ou comme capable de se maintenir par lui-même, des sociétés prennent soin de leur maintien en même temps qu’elles se soucient du maintien du monde. Pas de soin possible apporté aux vies humaines sans qu’une attention soit consacrée aux vies non humaines, à leurs imbrications et collaborations, aux exigences de différentes manières d’être vivant qui, ensemble, «font vie». Dans cette façon d’habiter le monde, le mode de vie «humain» est inextricablement imbriqué dans d’autres formes de vie et dans les exigences relationnelles de cette imbrication. Des pratiques collectives, plus ou moins ritualisées, plus ou moins explicitées, visent le maintien de cette imbrication, de cette inscription, dans un tissu vivant où des échelles très différentes, des vies géantes et des vies imperceptibles, coexistent. Dans ces paysages habités par des collaborations incessantes, multidirectionnelles et non maîtrisables, l’échelle humaine danse avec ses complices. Pour certain·es, les humains et les humaines sont des petits derniers, des petits frères et des petites sœurs qui doivent encore tellement apprendre. On pourrait l’appeler le point de vue des plantes ou celui des montagnes ou encore celui des forêts. Ces grands et vieux êtres, ces imbrications vitales qui rythment les ères du monde, se soucieraient ainsi des petits derniers et des petites dernières et feraient le pari de les aider à devenir plus grands et plus grandes. Mais comment devenir avec ces grandeurs? Comment les habiter et se laisser habiter? Comment être la communauté humaine alliée de telle montagne? Celle qui vit en apprenant de telle plante? Celle qui collabore comme gardienne de telle forêt?
Dans son récent ouvrage De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, la philosophe Émilie Hache propose une mise en perspective de l’impasse dans laquelle se trouve notre mode de vie moderne à partir du contraste entre deux figures. D’une part, la production avec sa société industrielle, de l’autre, la génération avec les sociétés de subsistance. Ces dernières ne prennent pas le monde pour créé, une fois pour toutes. Leurs pratiques travaillent pour la génération et la régénération d’un monde en actualisation permanente, dans le respect des relations qui le font tenir, en tant que monde. En contraste, et en continuité avec le courant écoféministe, Émilie Hache décrit la société industrielle comme un monde regardé à partir d’une extériorité: à partir d’une position surplombante qui légitime une recherche permanente de ce qui peut en être extrait et peut en devenir un produit. «Un monde se considérant sans limites parce que croyant reposer sur des réserves infinies d’énergies, de terres ou encore de bras ᓓ1.» Un monde où il s’agit de «s’affranchir ou de dominer ᓓ2» mais où l’attention portée à la (ré)génération disparaît. En reprenant les réflexions d’Ivan Illich, la philosophe allie le «génératif» au «vernaculaire» pour désigner ce qu’une société peut produire dans une logique inverse à celle de la marchandise et en lien avec ce mode de vie «d’avant» qui, comme le latin vernaculus le rappelle, indique «l’indigène ᓓ3».
Où peut-on situer aujourd’hui cette manière de faire et d’habiter non productive, générative? Reste-t-il des sociétés qui peuvent se dire préservées de l’argent, de la production de marchandises, de l’extraction de ressources? Non, mais même à l’intérieur des sociétés les plus industrielles, il reste des géant·es qui se balancent aux échelles. Ielles sont comme des fils auxquels s’accrocher et avec lesquels tisser de manière générative des pratiques, des histoires et des objets. Pour ma part, familière de certaines sociétés, personnes et territoires que l’on pourrait qualifier d’indigènes, ou autochtones, en Amazonie péruvienne, je situe les figures de la production et de la génération comme des antagonistes qui ne manquent pas de se rencontrer et de s’affronter dans la vie d’une personne comme dans celle d’une communauté. Elles traversent les territoires, les pratiques et les mentalités. L’une rend l’autre manifeste lorsque émerge l’enjeu qu’un énième être soit transformé en marchandise, qu’une énième collaboration soit défaite au nom de l’extraction capitaliste. Les voix s’élèvent alors pour défendre telle plante, telle rivière, telle montagne, telle communauté et sa manière de faire territoire, tantôt au nom d’une perspective indigène du monde, tantôt au nom de la préservation de la forêt et de la vie. Comment faire comprendre à celleux qui traitent les êtres végétaux comme des formes de vie moindres – exploitables et maîtrisables – qu’il est possible de cultiver des liens relationnels forts avec eux? Comment faire sentir qu’une plante peut être une complice fondamentale dans le soin apporté à la constante (ré)génération du monde? Qu’un territoire peut être autre chose qu’une parcelle de terre entourée par une frontière et sur laquelle la maîtrise humaine peut se permettre de ne penser qu’en termes d’utilité pour soi et de valeur commerciale?
En opposant la logique de la forêt à celle de la plantation, Anna L. Tsing nous invite, elle aussi, à un contraste de figures ᓓ4. L’entremêlement des collaborations, immaîtrisables et inter-espèces, qui font une forêt, affronte la tabula rasa d’un sol déforesté sur lequel des plantes importées, standardisées et reproduites par les humains sont tenues en ligne par une main-d’œuvre elle aussi extraite et déplacée, induite à s’inscrire dans une chaîne productive. Des êtres maîtrisés et conçus comme autosuffisants se juxtaposent alors sur un sol qui doit produire et duquel il faut extraire un fruit pour un bénéfice capté d’avance par le maître de la plantation ᓓ5. Au cœur de la logique de la plantation, la scalabilité. Un principe qui attribue de la valeur à ce qui peut changer d’échelle sans avoir à se transformer. Un modèle qui rend les êtres, les produits et les territoires standardisés et interchangeables. Un cadre qui instaure la solitude d’êtres individualisés et se voulant autonomes. Seuls face à des collectifs devenus plus abstraits et à des sociétés devenues des systèmes à l’allure machinale. Les géants de l’industrie cassent les échelles au nom de leur seule mesure scalable.
Et si un collectif pouvait être un géant? Une géante? Une géante à tête de pomme de terre pour celleux qui honorent la culture de la patate dans un petit marché local? Un géant pour une association d’amis? Ou des géantes qui montrent en grand, dans les parades villageoises, les femmes au travail dans les industries locales? Mais encore, quelle est l’échelle d’un être mi-bouc mi-humain, ami des animaux et des sorcières, membre d’une famille de quatre géants et n’ayant jamais quitté son territoire? Je fais le pari que son gigantisme affronte le scalable. Que les liens et les collaborations qui constituent ses entrailles, ses histoires et ses microbiomes font de lui un fil (ré)génératif auquel on peut s’accrocher dans un monde étouffé par la production. Comme les communautés de subsistance se réunissent autour de pratiques génératives qui ne cessent d’apprendre à culbuter d’une échelle à l’autre du vivant, les géant·es seraient-ils·elles des êtres générateurs dont le cortège, au sein des villages, nous rappelle notre pouvoir de jouer avec des échelles de facture artisanale?
Des recherches actuelles qui allient et rendent transdisciplinaires l’agronomie, la médecine et l’écologie concordent sur l’intérêt de concevoir humains, plantes et animaux comme des holobiontes ᓓ6. Des êtres que l’on peut comprendre comme composés de deux parties symbiotiques: une partie hôte, pluricellulaire et tenant le rôle d’infrastructure, et une partie microbiotique, beaucoup plus importante en termes de nombre d’entités indispensables aux fonctions vitales de l’hôte. L’hôte ne constitue pas une frontière à l’intérieur de laquelle habite le microbiome. Bien au contraire, le microbiome est particulièrement présent sur la peau et dans le canal digestif, là où il y a le plus de rencontres, le plus de conversations possibles avec les lieux, les êtres et les modes de vie. La figure de l’holobionte nous aide à penser des êtres qui sont davantage faits de relations que d’autonomie, qui composent et décomposent leurs hôtes tout en se composant eux-mêmes et qui se recomposent tout en composant le monde auquel ils participent. Plus les humains habitent des écosystèmes biodiversifiés et complexes, plus leurs microbiomes sont riches. La destruction des forêts et des écosystèmes se reflète dans un ravage microbiotique à l’échelle humaine.
Forêts extérieures et forêts intérieures se balancent aux échelles dans une continuité symbiotique profondément vivante qui interroge autrement l’être «indigène». Identité, appartenance ou consubstantialité constitutive? Des corps sans frontières émergent des collaborations complexes dont ils deviennent les hôtes. Des corps aux échelles multiples mais non scalables jouent de leurs entrailles et de leurs costumes, faits des relations dont ils prennent soin. Culture populaire ou culture indigène, cultures d’ici, de là et d’ailleurs, la capacité à se rendre grand marche en parade pendant qu’elle cultive une manière discrète et sans prétention de se fondre et se confondre avec d’autres dans un espace refuge.
Les dispositifs relevant des «arts de la composition» visent à activer la «sensibilité mutuelle» des paroles et des perceptions des participants. Cette sensibilité n’est pas «créée» par le dispositif: les contraintes de ce dispositif visent plutôt à lutter contre les manières de faire, de se comporter, de parler qui l’anesthésient, qui renferment chacun dans son quant-à-soi. La composition n’a pas à être expliquée, mais seulement cultivée. Et ce qui s’obtient est de l’ordre de la métamorphose: la situation qui divisait a gagné le pouvoir de faire sens en commun. Elle est devenue le sujet qui fait penser et imaginer ᓓ7.
Sommes-nous les géantes et les géants de nos microbiomes? Sommes-nous le déploiement à une autre échelle d’une multitude d’êtres qui ne cessent de se mouvoir entre nous et les autres et de fabriquer des compositions et des recompositions avec les lieux que nous habitons? Pourrions-nous, êtres humains nés à l’ère de la production, fabriquer des géants et des géantes qui peuvent devenir les hôtes de nos pratiques collaboratives, de nos mémoires génératives et de notre obstination à régénérer le monde? Des souhaits sous forme de questions pour clore ce texte qui accompagnera les géant·es dans ce déplacement extraordinaire.
Émilie Hache, De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production (Les Empêcheurs de penser en rond), Paris, La Découverte, 2024, p. 12.
Ibid., p. 18.
Ibid., p. 35.
Anna L. Tsing, Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme (Les Empêcheurs de penser en rond), Paris, La Découverte, 2015.
Ibid.
INRAE, consulté le 1er février 2024. Voir aussi: Rupa Marya & Raj Patel, «Digestive System. The Forest Within», in Inflamed. Deep Medicine and the Anatomy of Injustice, Londres, Penguin Books, 2021, pp. 111-148.
Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcle (Les Empêcheurs de penser en rond), Paris, La Découverte, 2020, p. 206.
Biographie
Silvia Mesturini Cappo est docteur en anthropologie, enseignante et chercheuse. Elle expérimente avec différentes formes d’écriture et de création d’outils de recherche, au carrefour entre sciences humaines, professions de la santé et du lien, savoirs autochtones et épistémologie des sciences. Elle situe ses recherches entre les savoirs et les arts en lutte contre les formes contemporaines d’extraction, de colonisation et de destruction de la (bio)diversité. Elle enseigne à l'erg - l’École de Recherche Graphique de Bruxsels et à l’UCLouvain.
Remerciements
De septembre 2019 à février 2023, mes recherches en Amazonie péruvienne ont été réalisées grâce au généreux soutien des fonds ERC Starting Grant n°757589 et encadrées par le projet “Healing Encounters. Reinventing Indigenous Medicine in the Clinic and Beyond” dirigé par Emilia Sanabria et basé au CERMES3 (Université de Paris Cité, EHESS, CNRS, INSERM). Ce projet a hébergé une réflexion approfondie sur les liens possibles entre des recherches collaboratives en milieu autochtone et des méthodologies expérimentales en anthropologie qui abordent les questions d’échelle et de scalabilité à partir d’épistémologies féministes et de perspectives décoloniales. encounters.cnrs.fr
chapitre
Leuven
Publié le 8 avr. 2024
Modifié il y a 5 mois
Le collectif produit un drapeau à l’invitation de 019 (Gent) et Off the grid (Cas-co Leuven). Sa présentation est le déclenchement public de Petticoat Government. Après Leuven, le drapeau en tant qu’objet d’autodétermination est déplacé vers les Alpes pour prendre en métamorphe le statut de nappe d’un pique-nique festif sur le lac de Resia, avant d’être suspendu en tant que rideau dans le Pavillon. La longueur du drapeau correspond à la taille maximale lui évitant de frapper la façade de l’école devant laquelle le drapeau a été levé. Sa largeur correspond à la hauteur adéquate de la salle latérale où il est ici installé.
Il existe une procédure pour plier et déplier le drapeau de ℘ℊ, afin que toustes puissent l’utiliser quel que soit le type de cérémonie. Le drapeau est blanc, construit sur la base d’un rectangle et d’un asssemblage de deux canons occidentaux. La proportion est dite de l’extrême et moyenne raison et un pliage en sept parties égales répond au canon de division harmonieuse. Un pli médian parallèle au guindant du drapeau le divise en deux et détermine un point sur le bord haut de son battant. De ce point, un pli diagonal rejoint le coin bas droit du rectangle. Son croisement avec la diagonale maîtresse, opposée du drapeau entier, rapporté au bord supérieur du battant détermine le tiers de la longueur du drapeau par un nouveau pli toujours parallèle. De ce point est tracée une nouvelle diagonale vers le coin, et son croisement avec la diagonale maîtresse détermine par le même principe le quart du drapeau. Trois combinaisons de plis successifs donnent le cinquième, sixième et enfin septième de la longueur du drapeau. La mesure donnée par ce pli est reportée sur l’ensemble de la surface pour la diviser en sept dans le sens de la longueur et hauteur.
les
communautés
Publié le 8 avr. 2024
Modifié il y a 5 mois
Akerbeltz
Figure ambivalente, hybride, mi-homme mi-animal, Akerbeltz (littéralement bouc noir) est une représentation traditionnelle de la mythologie basque, qui s’inscrit dans la lignée des cultes voués à Pan, eux-mêmes issus de l’Égypte ancienne. Akerbeltz fait partie d’une famille de géant·es avec Mari, Urtzi, et Sorgin, ainsi que quatre Galtzagorris: Oker, Alper, Txoro et Txokolo.
Pronom
il·lui
Année de naissance
2003
Localité
Mutriku Pays basque (ES)
Entité responsable
Mutrikuko Erraldoi eta Buruhandien konpartsa
Communauté
Citoyen·nes de Mutriku
Hauteur
355 cm
Circonférence du panier
67,5 × 80 cm
Poids
25 kg
Matériaux
Chevalet en aluminium, résine (tête), tissus (vêtements)
Temps / niveau de montage
15 minutes / très facile
Facteur·euses
Xiriako Andonegi
Habilleur..se
Xiriako Andonegi
Lieu de fabrication
Mutriku, Pays basque (ES)
Calendrier annuel
21 et 23 juillet, 15 et 16 septembre, course du 19 mars
Annonce du départ
Kalaputxi 03/2024
Fête de départ
24/02/24
Souffleur..euse
Tristan Sadones
Babette
Babette est inspirée d’une personne réelle, Babeth Mouton, décédée pendant la pandémie de Covid et très appréciée dans son quartier. Elle était ouvrière textile et faisait partie de Jeunesse Ouvrière, luttant pour les droits des femmes travailleuses.
Pronom
elle
Année de naissance
2021
Localité
Tourcoing (FR)
Entité responsable
MJC La Fabrique, Tourcoing
Communauté
Usager·es, volontair·es de la MJC, habitant·es
Hauteur
330 cm
Circonférence du panier
119 cm
Poids
45 kg
Matériaux
Osier (panier), fibre de verre (buste, tête, bras), tissus (vêtements)
Temps / niveau de montage
40 minutes / facile
Facteur·euses
Pierre Loyer avec la participation des ateliers de la MJC
Habilleur..se
Atelier de couture de la MJC
Lieu de fabrication
Quartier Brun-Pain, Tourcoing (FR)
Calendrier annuel
Fêtes de quartier en mars, mai et juillet
Annonce du départ
La Fabrique à News 05/2024
Fête de départ vers
16/03/24
Souffleuse
Tristan Sadones
Dame Nuje Patat
Dame Nuje Patat est une géante végétale dont la tête est une pomme de terre couronnée d’un panier. Elle est reliée au marché qui se tient en été, dans cette région de production de la pomme de terre.
Pronom
elle
Année de naissance
1978, renaissance 2016
Localité
Baaigem (BE)
Entité responsable
De Lustige Tonussen et la commune de Gaver
Communauté
De Lustige Tonussen
Hauteur
421 cm
Circonférence du panier
135 cm
Poids
45 kg
Matériaux
Osier (panier), polystyrène, résine, bois (tête), tissus (bras, mains, vêtements)
Temps / niveau de montage
1 h / délicat
Facteur·euses
Inconnu·e (panier), Rosine Vankwikelberge (dessin tête), Kevin Leybaert (fabrication tête + mains)
Habilleur..se
Karen Meskens, Anne Schumacher
Lieu de fabrication
Baaigem (BE)
Calendrier annuel
ATTIC Sfeermarkt Baaigem (marché local avec produits régionaux artisanaux)
Annonce du départ
Amok 12/2023
Fête de départ
28/01/24
Souffleur..euse
Sophie Boiron
Edgar l’Motard
Edgar l’Motard est un géant inspiré d’un contrebandier qui cachait du tabac dans le double fond du réservoir de sa moto, dans le contexte transfrontalier entre la Belgique et la France.
Pronom
il·lui
Année de naissance
2007
Localité
Steenvoorde (FR)
Entité responsable
Motoclub Steenvoorde
Communauté
Motoclub Steenvoorde
Hauteur
400 cm
Circonférence du panier
68 × 68 cm
Poids
42 kg
Matériaux
Chevalet en bois, résine (buste-tête-bras), tissus (vêtements)
Temps / niveau de montage
45 minutes / facile
Facteur·euses
Ramon Aumedes / Taller de gegants - nans i figures de grans dimensions
Habilleur..se
Ramon Aumedes / Taller de gegants - nans i figures de grans dimensions
Lieu de fabrication
Granollers (ES)
Calendrier annuel
Dernier dimanche d’avril au Carnaval d’été de Steenvoorde
Annonce du départ
La Voix du Nord (Hazebrouck) 04/02/24
Fête de départ
n.a.
Souffleur..euse
Marilyne Grimmer
Érasme
Érasme est inspiré de l’humaniste de la Renaissance et pédagogue voyageur qui a vécu quelques mois à Anderlecht. La diffusion de ses textes est concomitante au développement de l’imprimerie. C’est en traversant les Alpes en chemin vers Londres qu’il rédige L’Éloge de la Folie.
Pronom
il·lui
Année de naissance
1995
Localité
Anderlecht (BE)
Entité responsable
ASBL «Procession de Saint-Guidon»
Communauté
ASBL «Procession de Saint-Guidon» et les amoureux·ses du folklore de Bruxsels
Hauteur
320 cm
Circonférence du panier
107 cm
Poids
50 kg
Matériaux
Aluminium (panier et corps), résine (tête, mains), tissus (vêtements)
Temps / niveau de montage
2 h / très délicat
Facteur·euses
Jean Vandertrappen, tête et mains restaurées par Jakline
Habilleur..se
Restaurés par Françoise Gente
Lieu de fabrication
Anderlecht (BE)
Calendrier annuel
Procession de Saint-Guidon (septembre); diverses fêtes folkloriques bruxelloises
Annonce du départ
Anderlecht Contact 01/2024
Fête de départ
17/02/24
Souffleur..euse
Tristan Sadones
Julia
Julia est une travailleuse issue de l’immigration, aux origines métissées à l’image des habitant·es de Charleroi. À l’occasion des 350 ans de la ville, les citoyen·nes se sont concerté·es pour créer un·e nouveau..lle géant·e, et choisissent volontairement une figure féminine vu son absence parmi les géants existants. Sa première sortie coïncide avec les manifestations contre la fermeture des usines Caterpillar de Gosselies.
Ornella Marotta, avec l'assistance de Laurence Vits, maquillage Peggy Francart
Lieu de fabrication
Eden, Charleroi (BE)
Calendrier annuel
Fêtes de Wallonie, le Carnaval, l’Escorte du Doigt d’Alzon
Annonce du départ
Vlan édition B1 Charleroi NORD 17/01/24
Fête de départ
Brûlage du Corbeau, Charleroi 02/03/24
Souffleur..euse
Tristan Sadones
Mettekoe
Mettekoe a vu le jour dans les prolongements de la Fête de l’Équinoxe, conçue par Xavier Parpentier, qui attribue entre autres une couleur et un animal à chaque quartier de la ville divisé en sept rayons. Il représente un orang-outan de Bornéo. L’association Les Amis de Mettekoe récolte des fonds en soutien de cette espèce menacée.
Pronom
iel
Année de naissance
2022
Localité
Petit-Enghien (BE)
Entité responsable
Les Amis de Mettekoe (Joseph Bernard, Olivier Gilkain)
Communauté
Les Amis de Mettekoe
Hauteur
490 cm
Circonférence du panier
169 cm
Poids
200 kg
Matériaux
Structure en bois, résine (tête), fausse fourrure (corps), velours (mains), LED (yeux)
Temps / niveau de montage
1 h / sportif, avec ascension intérieure
Facteur·euses
Joseph Bernard, Olivier Gilkain
Habilleur..se
Paulette Baillez
Lieu de fabrication
Petit-Enghien (BE)
Calendrier annuel
Fête de l’Équinoxe (jeune géant, le calendrier est encore en cours de définition)
Annonce du départ
Enghien News 12/2023
Fête de départ
02/03/24
Souffleur..euse
Sophie Boiron
terroirs, rhizomes et utopies
eli lebailly et Maximilien Atangana
Publié le 21 mars 2024
Modifié il y a 7 mois
eli
Les tensions entre cultures populaire, d’élite et folklore nous questionnent dans leurs liens avec la politique. L’expérience de la violence écologique et sociale nous semble être partagée par toute..s, toutefois les lectures des relations entre cultures s’enclenchent différemment. Ayant une idée à développer dans un texte en soi, tu as proposé que nous écrivions en parallèle et fassions ainsi entrer les lecteur dans la cuisine, cet espace privilégié des discussions, où se préparent les plats…
Maximilien
Suivant Raymond Williams ᓓ1, théoricien des cultural studies, la culture est d’abord un ensemble de représentations, découvertes et créations artistiques consacrées. Elle est aussi un modèle de penser et d’agir assumé par un groupe social, lié à des principes d’action et d’évaluation qui se concrétisent dans les savoirs, savoir-faire et savoir-être qui modèlent ensemble un ordre social. Nées de l’histoire et de rencontres qui les régénèrent, transforment ou perpétuent, les cultures se développent dans des rapports sociaux toujours inégalitaires, qui en déterminent le statut d’élite ou de populaire.
Culture d'élite, culture populaire, culture de masse et folklore
La culture d’élite est celle que valorise le groupe social dominant pour véhiculer son idéologie. Son ascendant dans les champs social, médiatique, politique, théorique et artistique lui assure une hégémonie qui gêne la culture populaire dans son épanouissement ᓓ2. Cette dernière émerge de l’expérience sociale des groupes subalternes et développe sa créativité diverse dans des micropratiques de consommation active dites hors-la-loi (réinterprétation, recyclage, bricolage, anonymat, etc.), pour tirer profit du milieu. Ici, la résistance culturelle se conçoit comme une ruse depuis l’entre-soi subalterne où s’oublie la domination ᓓ3. Ce sont des manières de faire avec ce que les élites leur imposent ou leur refusent ᓓ4. La culture de masse, elle, se distingue de la culture populaire par ses modes industriels de production et sa diffusion privilégiée par les mass media ᓓ5, pensée pour la consommation de la population dont elle oriente les préférences. Elle puise parfois dans la culture populaire pour subjuguer les subalternes et servir le capitalisme contre les critiques. Pourtant, les masses populaires, qui distinguent choses sérieuses et divertissement, lui réservent un accueil sélectif conforme aux logiques culturelles qui leur sont propres ᓓ6. Le folklore, lui, est un ensemble d’us et coutumes qui s’élabore, se transmet oralement comme une culture ancienne dont l’origine échappe à l’enquête historique. Le folklore est aussi une discipline instituée au début du XIXe siècle comme étude des formes anciennes d’une culture ᓓ7. C’est entre célébration nostalgique, investigation ethnographique et archivage que se situe le folklore comme reconstitution de traces et lutte contre l’anéantissement. Mais le recueil savant auquel le folklore donne lieu ne se fait pas sans le risque de le figer dans un conservatisme réactionnaire qui nie qu’une tradition se construit et évolue.
Cultures, migrations et éducation populaire
La tension entre culture d’élite, culture populaire, folklore et migrations nous situe dans la globalisation du monde, liée au développement du capitalisme et au colonialisme européen depuis le XVIe siècle. Cette globalisation a engendré des déplacements, des contacts entre des personnes et des populations sur fond d’exploitation économique et de stigmatisation. Les migrante..s racisée..s qui s’établissent dans les anciennes puissances coloniales intègrent massivement les milieux populaires pour s’acculturer, souvent dans des rapports inégalitaires basés sur la colonialité. Contre le déni de reconnaissance, les subalternes s’élèvent divisés par les contradictions entre minorités racisées et autochtones à la sortie de figures folkloriques comme le controversé Sauvage de la Ducasse d’Ath ᓓ8.
Je parle depuis La Louvière, dans le Hainaut belge. Afro-descendant, je suis animateur en éducation populaire pour Hainaut Culture. L’éducation populaire est une quête de la justice dédiée aux publics défavorisés. Processus de subjectivation politique, l’éducation populaire relie l’injustice à un accès inéquitable aux ressources communes. Elle conscientise et, par un apprentissage expérientiel qui autonomise, développe chez les participante..s le pouvoir d’œuvrer collectivement à transformer le réel, par la valorisation des cultures populaires et de l’apport culturel des minorités, ainsi que l’usage contre-hégémonique de la culture d’élite.
D’où m’interpelle le collectif de Petticoat Government. Son projet, lui aussi, de transformation du réel exhausse l’imaginaire populaire ᓓ9 par la réanimation de la figure folklorique des géants processionnels. Dans le Nord de la France, la culture des géants serait apparue fin XVe siècle pour rehausser des processions conjointement organisées par le pouvoir communal et le clergé, afin d'attirer la faveur divine sur la cité et défendre son indépendance arrachée aux seigneurs ᓓ10. Effigie en osier enveloppée de toile, le géant exaltait la puissance et l’art des artisans vanniers; il exprimait aussi l’identité et la mémoire de la cité. Depuis son essor, le..la géant..e traverse l’histoire en blason des ordres politiques successifs, porté par des acteurs peu à peu mis à la marge et réduits au silence par la modernité.
Art et utopie
La transformation du réel réclame donc que ces invisibles ou mal vus se rendent visibles en s'érigeant en acteurs bénéficiaires d’un renversement du pouvoir politique. Or, examinant les liens entre art et politique, l’artiste Hito Steyerl présente l’art contemporain comme outil de l’émergence d’un monde postdémocratique qui neutralise le potentiel émancipateur de l’art. Il s’agirait aussi d’une entreprise dont la pérennité repose sur le travail gratuit étendu et l’exploitation intensive de collaborateur..ices presque sans droits ᓓ11. L’art contemporain relève de la culture d’élite et le projet de Petticoat Government arrive de ce champ-là. Comment alors mobiliser le populaire dans une relation asymétrique que surplombent les risques de fétichisation, d’appropriation culturelle et d’accaparement, sans réduire les acteur..ices subalternes à présences sans paroles?
eli
En glanant au fil de Poétique de la Relation d’Édouard Glissant, philosophe martiniquais ᓓ12, je relaie ici des échos de mon vrai mais faux vécu, tels une dialectique (rusée?) et une mise en marche, en mouvement.
Je quitte le Hainaut à dix-sept ans pour étudier l’anthropologie à Liège. Je m'installe à Bruxsels puis à Marseille et à Drogenbos (BE); je suis artiste et chargée de projets.
J’ai grandi avec la conscience de l’ordre et du désordre. Comme La Louvière où tu vis, Peissant se situe près de Binche. J’y ai vécu et performé le carnaval jusqu’à mes dix-sept ans. On l’attendait! Les tambours rythmaient le matin encore noir, les clochettes et les sabots réveillaient la terre. Filles et dames, en pierrot, cowboy ou fée, précédaient les gilles, bons camarades, bons pères de famille, aux costumes ornés d’étoiles et de petits lions patriotiques noirs, jaunes et rouges, d’éléments cosmogoniques liés à la terre, au réveil du printemps, à l’abondance. Saluant, buvant (sur le côté) leurs bières, les gilles font des révolutions sur eux-mêmes, comme le feraient les planètes. Les femmes se donnent la main et avancent en lignes serrées. La place de l’homme et de la femme suit-elle la trame de ce qui est de coutume? Le folklore avait été modifié, le cortège des bonnes vivantes ajouté aux gilles. De ses jeunes pousses, le mouvement perturbe les desseins…
Un peuple en exil? La différence entre provinciale et élite de la capitale s’amenuise. Les uns s’installent chez les autres. Avec l’ouverture partielle des ascenseurs socioéconomiques, la culture populaire, à l’instar de l’histoire des rails, des ponts forgés par nos ingénieurs, a place dans le cœur du café du coin et des nantis. Les folklores qui ont survécu sont soutenus par celleux qui ont gravi l’échelle. À Bruxsels, certain..es suivent l'actualité des galeries d'art contemporain et vivent dans les quartiers populaires; certain..es gentrifient, mais certain..es ont de bas revenus et ne peuvent s'établir ailleurs. Les territoires socioéconomiques sont en porte-à-faux avec la croisée culture populaire-élite-folklore.
Au travers des échos-monde, un équilibre et une perdurabilité se ravivent. [...] La perdurabilité s'esquisse: c'est ce qui prend place au lieu des anciens classicismes. Elle ne s'accomplit plus par approfondissement d'une tradition mais par la disposition de toutes les traditions à entrer en relation ᓓ13.
Entre écologie, institutions culturelles et quartiers populaires, je suis appelée à travailler avec ces tensions. Souvent, faute d’ouvrir la porte dès le questionnement et la mise en place du projet, plutôt que d’offrir la place du curateur ou du partenaire, l’élite s’invite en terres populaires. Pour quels motifs faut-il d'abord comprendre l’autre pour en être solidaire? À qui profitent les cultures populaires? Conscientes des (dé)marches socioéconomiques et de pouvoir, fin du XXe, les communautés de genre, racisées, minorisées... suspicieuses du langage, s’autoreprésentent et transforment l'espace des revendications culturelles, amènent de nouvelles langues. C'est ce qui se passe avec la danse hip-hop qui s'ouvre à la danse classique, dans les langues de rue... Ces mouvements, nombreux, sont internes et font influence sur l'ordre, le politique.
J'ai l'impression que c'est un lieu de pouvoir et de résistance [...] Je reste persuadé que nous sommes des invités de passage [...] Là on a bloqué la porte de l’ascenseur avec le pied. Je veux juste voir si on nous laisse rentrer dans l'ascenseur ᓓ14.
Chaque culture particulière s’anime de la connaissance de sa particularité, mais cette connaissance n’a pas de frontières ᓓ15.
Quels seront les impacts des théories postcoloniales, démystifiant le patriarcat, du biopouvoir, du care, sur l'entraide ou qui réinvitent les émotions, les êtres vivants? L’intention liée à la culture est une chose, sa dynamique créative en est une autre. Nous la faisons et elle nous fait. Qui est ce nous? Chez Glissant, à l’inverse de l’identité-racine qui approfondit et peut croître vers une idée du Vrai, l’identité-relation ou identité-rhizome est ressource, capacité de variation, elle se relie au vécu des contacts conscients ou non de cultures et convoque les fluidités. Se référant à l'expérience de la langue des Antilles, mélange du français et des langues d'esclaves, Glissant relève un processus de métissage qu'il nomme la créolisation. Au sein de la Relation, mouvement indicible du monde et des cultures, passer de l’identité-racine à l’identité-relation permet d’envisager différemment nos rapports et de déplacer les opacités et transparences qui s’y attachent.
Nous appelons donc opacité ce qui protège le Divers. Et désormais nous appelons transparence l'imaginaire de la Relation [...] ᓓ16.
[...] toute généralisation enfante ses illusions [...] si le folklore débilite, il enrhizome avec la même force ᓓ17.
Écrire à deux est un peu comme une danse, un délicat, sage équilibre. Dans son processus relationnel, le projet ambulant Petticoat Government nous ramène aux corps qu’il traverse et par lesquels il est traversé, à savoir les terres, les eaux, les airs, et tous les êtres multiples sans qui nous ne serions.
En invitant les géant..es, nouvelles et/ou traditionnelles cultures populaires ou communautés à se relier au sein des folklores (poursuivis, imaginés, mutants) et de l'art contemporain (questionné, enchanté, détourné), Petticoat Government embarque en Italie des peuples et paysages rencontrés. Il nous invite à voir sous les jupes de ces représentant..es momentané..es populaires surplombant l'espace élitiste ainsi relié. Dans ce renversement de perspective, en levant la tête, marcherions-nous sous cette autre galaxie en (r)évolution à la recherche d'un sentiment de connexion interstellaire?
Annie Gérin, «L’Art dans la culture: trois études de cas», Pratiques de l’histoire de l’art à l’UQAM, seconde édition, automne 2014, pp. 59-64.
Paul Ariès, Écologie et cultures populaires. Les modes de vie populaires au secours de la planète, Lyon, Les Éditions Utopia, 2015.
Ibid.
Denys Cuche, La Notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2016.
Éric Macé, «La culture de masse n’est pas la culture populaire, mais elle a de bonnes raisons (sociologiques) d’être populaire», VEI enjeux, 2003, n° 133; DOI, consulté le 13 janvier 2024.
Denys Cuche, op. cit.
Lampros Flitouris et Christos Dermentzopoulos, «Le Pas suspendu de la modernité: Le passage de la culture populaire à une culture de masse dans l’Europe de Sud-Est», Belphégor, 2020, n° 18-1 ; DOI, consulté le 12 décembre 2023.
Tiré de l’imagerie coloniale, le Sauvage dit d’Ath est représenté par un homme blanc fardé de noir, le nez et les oreilles portant des anneaux. Mobilisé enchaîné dans une procession, il brise publiquement ses chaînes pour symboliser, selon la propagande coloniale belge, un homme noir « libéré » de négriers arabes par le colonisateur belge, blanc, en mission civilisatrice. La controverse suscitée par cette figuration raciste de l’homme noir, vivement condamnée par des militants antiracistes, a débouché sur le retrait de la Ducasse d’Ath du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Voir, consulté le 19 février 2024.
Sylvain Lesage, «L’Effigie et la mémoire», Tracés. Revue de Sciences humaines2004, n°5; DOI, consulté le 23 décembre 2023.
Hito Steyerl, «Politique de l’art: art contemporain et transition vers la postdémocratie», Critique d’art, 2012, n° 40; DOI, consulté le 15 mars 2020.
Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.
Ibid., p. 109.
Un danseur urbain dans le film de Philippe Béziat, Indes galantes, 2020, sur l’opéra éponyme chorégraphié par Bintou Dembélé, metteur en scène Clément Cogitore.
Édouard Glissant, op.cit., p. 183.
Ibid. p. 75.
Ibid. p. 215.
Biographies
eli lebailly est photographe, réalisatrice sonore, marcheuse... À l’écoute des corps et des paysages, elle tisse entre l’échelle vaste et d’autres, de plus en plus petites, une toile composée de récits, d’agencements, d’organismes… Anthropologue, se formant depuis 2019 au shiatsu, et suivant une pensée errante, elle vise, au travers de projets à documenter, à comprendre les notions de place et de relation appliquées par exemple au logement décent/insalubre et à l’écologie.
Maximilien Atangana à l’état civil est titulaire d’un master en politique économique et sociale (UCLouvain). «Je suis animateur en éducation permanente à Hainaut Culture et formateur en arts et littératures d’Afrique noire. J’organise aussi le festival interculturel AfricaLouv’, qui promeut les créations afro-descendantes contemporaines à La Louvière. Poète, conteur et percussionniste sous le pseudonyme Jah Mae Kân, j’ai publié trois ouvrages poétiques. Mais la performance publique interactive, alliant récitation, musique et danse, est mon mode d’expression privilégié.»
chapitre
lago di Resia
Publié le 8 avr. 2024
Modifié il y a 5 mois
Le 9 mars 2024 à midi, les géant·es et les communautés partenaires du collectif derrière Petticoat Government en route vers Venise, font escale au col alpin de Resia, à proximité de l’Autriche et du canton suisse des Grisons. Au bord du lac couvrant un village submergé, et gelé, l’évènement qui prend la forme d’un pique-nique gigantesque est le chapitre alpin du scénario collaboratif au long cours auquel tous et toutes sont invité·es. Et au cours duquel tous et toutes dansent.
Vendredi 8 mars
Rendez-vous: 7h00 à l’arrière de la Gare du Midi à Bruxelles
Adresse: au niveau du 85 rue de France (1060 – Saint Gilles
Compagnie de bus : Voyages Léonard (avec toilettes)
Pendant le voyage
Catering prévu pour toustes petit-déjeuner + sandwich + goûter + plat froid - Collaboration avec APUS & les cocottes volantes
Programme films (sélection de Stéphane Olivier)
Les Nains aussi ont commencé petits (1970) - Werner Herzog
Casanova de Fellini (1976) - Federico Fellini
Chérie j’ai rétréci les gosses (1989) - Joe Johnston
La Planète sauvage (1973) - René Laloux
L’Attaque de la pom-pom girl géante (2012) - Kevin O’Neill
Le Colosse de Rhodes (1961) - Sergio Leone
Les Gloutonnes (1973) - Jess Franco
Le Joueur de flûte (1972) - Jacques Demy
Les Voyages de Gulliver (2022) - Dave Fleischer
Arrivée vers Resia: 21h00
Logement groupe A = bus AVEC coffre (le coffre pourra servir en extra pour les instruments si nécessaire, logé dans les communes de Vnà et Ramosch (CH)
Petit-déjeuner servi pour toustes à la Pension Arina – Vnà
Trajets Ramosch⌣Vnà en bus (10 minutes)
Logement groupe B = bus SANS coffre, logé dans la commune de Malles, hôtel FinKa
Petit-déjeuner sur place
Samedi 9 mars
Le plan B sera diffusé quelques jours plus tôt en cas de mauvais temps.
Trajets vers le lac
Suisse⌣Curon Campanile
Un départ de Vnà à 8h00: pg + équipe technique + responsables des géant·es
Un second et dernier départ de Vnà à 10h45: musicien·nes + géant·es (personnes extra) + presse + toustes
Malles⌣Curon Campanile
Un départ du FinKa à 8h30: Ivo + Eva partent avec Dominique, le papa de Sophie
Un départ du FinKa à 9h00: porteur·euses de géant·es + Young Curators Storytellers
Eva: photos de constat d’état + clichés avec la webcam toutes les heures dès l’arrivée + storys
Antoinette: répartition des caisses
Simona: accompagnement des musicien..nes dès 11h30
10h00⌣11h30: Pierre et Marine, organisation pique-nique, positionnement de la table avec Gerald
Ivo: coordination assemblage des drapeaux télescopiques à 11h00
Young Curators Storytellers: assemblent les drapeaux et supervisent leurs géant·es
Trajets vers la salle du souper
Curon Campanile⌣salle communale de San Valentino
Adresse: Via Chiesa 5 – San Valentino
Collaboration avec Vinterra
16h30: ouverture de la salle, accueil Vinterra, premièr..es invité·es
16h30⌣18h00: trajets en bus
Goûter et boissons chaudes prévus dans la salle à partir de 17h00
16h30⌣17h00: organisation du goûter
17h00⌣19h00: organisation du dîner
18h15: rendez-vous avec toute notre équipe + invité·es
19h00⌣20h30: dîner
Menu végétarien ⌢ crème de carottes au gingembre, curry de lentilles et légumes avec polenta du Val Venosta ⌢ en option: viande en sauce
21h30: les groupes rejoignent leurs hôtels
Trajets retour vers les logements
Salle San Valentino⌣Suisse⌣ Malles
Départs: 21h00⌣21h30
PG ou
le réenchantement du monde
Jean-Baptiste Carobolante
Publié le 9 sept. 2024
Modifié il y a 2 semaines
Le 9 mars 2024, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées sur le lac gelé de Resia, dans le Sud-Tyrol, au croisement des frontières de la Suisse, de l’Italie et de l’Autriche. Cette réunion d’individus qui, pour la grande majorité, ne se connaissaient pas ou très peu, fut organisée suivant un postulat simple et limpide: nous allions assister à quelque chose qui allait nous marquer pour le restant de nos jours. Un événement, au sens littéral du terme; une contingence fondamentale qui signe aussi bien le temps (une date qui devient souvenir commun) que l’être (une date qui prend place dans une biographie). Le lieu, déjà, était en lui-même source de fantasme. Le lac de Resia est artificiellement né de la construction d’un grand barrage en 1950, qui unifia plusieurs petites étendues d’eau en une seule et qui submergea le village montagnard de Graun dont continue à dépasser aujourd’hui l’ancien clocher de l’église. Entouré..es de montagne, ce 9 mars 2024, nous marchions donc sur une glace épaisse recouvrant les fondations d’un bourg englouti, laissant errer notre regard dans les monts enneigés pris dans la brume, et constations notre insignifiance face à un clocher tyrolien émergeant d’un abîme congelé.
L’enjeu de l’invitation de Petticoat Government portait en grande partie sur l’effet de sublime offert par un tel paysage. Ce sentiment est rare et précieux. Il ne s’agit pas de l’exotisme que va chercher le..a touriste aux confins de la planète, mais bien d’une tentative de réenchanter le monde. Être nulle part, dans un espace où les outils de télécommunications se perdent entre les multiples frontières; et en même temps être foncièrement «ici», dans l’hyperactualité de l’événement auquel participe la mystique des lieux. Et puis, surtout, réenchantement car l’objet de notre présence n’était pas l’unique constat de l’existence improbable d’un tel endroit, mais bien d’y voir danser un ensemble circonstancié de sept géant..es. Pendant quelques heures, nous avons eu la chance de pouvoir expérimenter des jeux d’échelles nous permettant de nous repositionner dans le monde: la communauté des humains soudée par une sympathie de connivence; celle des géant..es qui furent, durant tout ce temps, nos dieux/déesses à nous; celle d’un clocher qui s’érige hors des ténèbres alors que son village fut réduit à un immense désert de glace; celle des montagnes, enfin, qui ouvre en nous un éternel espoir d’aventure. Jeux d’échelles qui sont donc, aussi, quatre espaces d’enchantement: croire en l’énergie du commun humain, croire en l’importance de se forger des images mentales qui nous définissent, croire en des monuments de ralliement, croire en l’infinité et en l’éternité de ce qui nous entoure. À vivre un tel événement, nous comprîmes toutes et tous que tout cela est fondamental pour l’être humain. Nous ne pouvons vivre sans mythologies communes, sans fictions liantes, sans fantasmes qui ouvrent leurs portes à l’Autre.
La religion profane
Danser sur une musique de fanfare enivrante, tournoyer avec des étendards, déployer un drapeau blanc et s’en servir comme nappe, être entouré..es par sept géant..es qui battent le rythme pour une assemblée qu’iels dominent de plusieurs mètres. Ne pas s’approcher trop près du clocher au risque de voir la glace se rompre sous notre poids. L’expérience de Resia est païenne et profane.
Tout l’enjeu de la culture occidentale réside dans la volonté de dominer les émotions par la raison afin de ne pas voir l’humain et la société s’aveugler. Pourtant, alors que la raison permet de structurer et de protéger les sociétés, seule l’émotion accouche du commun. Cette émotion, celle qui a fait naître l’événement de Resia, est historique bien qu’enfouie par une modernité folle de raison. Ce que cette dernière vnous a enlevé, et que l’on invoque tant bien que mal dans les soirées festives, dans les euphories collectives, mais aussi dans les manifestations, c’est précisément l’émotion mythique du groupe. C’est elle qui vnous permet d’être débordant..es en tant qu’individu, en tant que corps et en tant que classe sociale ayant conscience de son histoire. Si les précautions nécessaires qu’exige un tel déport sont prises, on pourrait affirmer que cette émotion mythique du groupe est ce qu’Antonio Gramsci nommait folklore: «Jusqu’ici le folklore a été étudié surtout comme un élément pittoresque [...]. Il faudrait, au contraire, l’étudier comme conception du monde, implicite en grande mesure, de couches déterminées de la société (dans le temps comme dans l’espace), en opposition (elle aussi le plus souvent implicite, mécanique, objective) aux conceptions du monde ‘officielles’» (ou, dans un sens plus large, des couches cultivées de la société historiquement déterminée) qui se sont succédées dans le développement historique» ᓓ1.
Le folklore ne doit pas être entendu comme un folk-lore, c’est-à-dire comme le récit que l’on peut faire d’un peuple – récit forcément arbitraire, comme le sont toutes les traditions –, mais comme la conception du monde des classes subalternes. Une Weltanschauung dont il ne reste rien si ce n’est des traditions orales, des souvenirs transgénérationnels, des nostalgies prémodernes. Et une intuition donc: pour faire-groupe, il faut vivre ce type d’émotions. C’est ce qu’a tenté de faire renaître Petticoat Government le 9 mars 2024 à Resia. Une euphorie collective innervée par le vertige des jeux d’échelles concrets et mythiques.
Cette émotion mythique collective est la vraie religion des peuples d’Europe. Elle a un nom: Carnaval; même si le terme ne traduit plus, aujourd’hui, ce qu’il fut pendant des siècles, voire des millénaires. La lecture traditionnelle veut qu’il soit compris comme un moment populaire débutant en janvier ou en février et courant jusqu’au début de Carême, marqué par le Mercredi des Cendres entre le 4 février et le 10 mars. Or, cette lecture tardive serait imparfaite car partielle. Dans leur ouvrage de référence Le Carnaval (1974), Claude Gaignebet et Marie-Claude Florentin plutôt ces festivités au sein d’un ensemble beaucoup plus complexe d’événements régissant toute l’année suivant un calendrier lunaire. Ainsi, le Carnaval serait, pour ces auteurs, la résultante d’une religion découpée en périodes de 40 jours, c’est-à-dire, plus ou moins, une lunaison et demie. L’événement particulier de fin janvier, tel qu’il est célébré de manière dévoyée, marquerait ainsi la dernière nouvelle lune d’hiver, correspondant au Mardi Gras et à la Chandeleur ᓓ2.
Or, le fait que le Carnaval tel que nous l’entendons advienne à cette période de l’année est important pour comprendre pourquoi nous y célébrons des géant..es. Le début du mois de février, c’est la période de déshibernation de l’ours et donc la naissance du printemps. Mais alors que pour nous, modernes, cette saison débute avec l’équinoxe de mars, entre le 19 et le 21, l’avènement du printemps populaire, lui, varie bien davantage. Les légendes, relevées par Gaignebet et Florentin ᓓ3, affirment que dans toute l’Europe, le 2 février, l’ours sort de sa tanière afin de regarder le temps qu’il fait. Si le ciel est clair, l’animal rentre dans son abri, signe que l’hiver durera 40 jours de plus. Si le temps est sombre, la bête sort pour de bon de son hibernation, marquant ainsi la fin de l’hiver. C’est le premier événement carnavalesque: la lutte entre le noir et le blanc, entre la nuit et le jour, entre la mort et la renaissance, fête de l’ours, fête de la pleine lune dévorée symboliquement sous forme de crêpe.
Or, l’ours n’est pas uniquement considéré, en Europe, comme le roi des animaux, il est aussi un être mi-divin mi-humain. C’est l’homme sauvage, incarnation de l’âme d’un mort dans un corps bestial, créant ainsi une figure duelle. C’est le géant, le plus-grand-qu’humain, ouvert à toutes les émotions et à tous les appétits; l’ogre dévorant ᓓ4. Le géant carnavalesque tient sans doute son origine ici: dans la fusion de l’humain avec un animal qui le dépasse en taille, en force et en puissance cosmique. Car l’ours est un animal psychopompe par excellence: en sortant de la grotte, il amène avec lui les âmes de l’au-delà. Lorsqu’il sort de son hibernation, il mange des plantes laxatives afin de se purger et émet des flatulences que l’individu médiéval comprend symboliquement comme la digestion des âmes, de tout ce qui est mort pendant l’hiver, de tout ce qui peut hanter le corps, la société, le réel, et dont il faut se protéger. C’est ainsi que, lors du Carnaval, on mange et on boit pour se remplir afin que les âmes des morts n’entrent pas en nous; on se gonfle pour être aussi grand qu’un ours et pour enfanter des souffles à notre tour; on confectionne des géant..es en hommage au surhomme, au demi-dieu, au sauvage qui est tout ce que la société n’est pas, et qui pourtant est ce qui gouverne tout, ce qui est et tout ce qui fut. Le Carnaval, ce n’est pas donc pas une simple kermesse, une singulière beuverie, mais bien, comme nous le relevions, une expérience commune et mythique d’émotions poussées à leur paroxysme.
Le groupe humain ou l’acceptation de l’altérité
Le risque que courait une telle festivité, dont le cœur de l’enjeu métaphysique repose sur le débordement social et corporel, c’est qu’elle soit trahie par les figures d’autorité. La modernité capitaliste a peu à peu transformé le folklore, la culture des classes subalternes, en fakelore, c’est-à-dire en un folklore réifié, inoffensif, façonné pour les touristes et les musées ᓓ5. Des traditions arbitraires qui font le jeu de toute pensée conservatrice, nationaliste et réactionnaire.
Car le Carnaval, c’est précisément la puissance subversive du peuple incarné par le..a géant..e, qui est l’altérité même: c’est le titan Atlas capable de porter le monde sur ses épaules, mais voué à endurer cette épreuve jusqu’à la fin des temps. C’est la mélancolie même, être génie payant à tout jamais sa condition divine. Plus précisément, un être dont la souffrance est issue de sa connaissance totale et ultime. Être des astres donc, de la hauteur prise sur les contingences du réel ᓓ6. Mais c’est aussi Gargantua, géant rabelaisien qui dévore le monde et qui suinte de toutes ses ouvertures, symbolisant cette fête populaire du «grand manger» ᓓ7 et dont les pets et les rots accouchent des tempêtes et des montagnes ᓓ8.
Le..a géant..e, c’est donc le demi-dieu que nous construisons tous ensemble afin de pouvoir à la fois structurer le monde invisible et rendre manifeste – c’est-à-dire mettre à portée de main – le monde tangible. C’est la figure même de l’altérité, être de la distance critique prise sur tout ce qui existe, et être du monstrueux qui réside au sein de tout ce qui vit. Être des astres et des viscères. Le célébrer, c’est accepter que rien n’est jamais pur et parfait, que tout est fait de concessions, d’alternances de plaisir et d’angoisse, de rencontre d’éléments contraires, de mariage des improbables. Ici réside toute la puissance du Carnaval: supporter ce qui est insupportable chez l’Autre, survivre à ce qui est destructeur sur Terre, vivre en compagnie des dangers du monde invisible.
L’expérience de Resia, cœur battant qui innerve tout le projet de Petticoat Government, fondement même de leur travail collectif et argument central de leur proposition, c’est la capacité de résistance et la puissance de survie que seul le commun permet. C’était déjà le constat d’une Starhawk: relier le spirituel et le politique, questionner le pouvoir-sur et le pouvoir-du-dedans «et l’utiliser pour nous transformer, pour transformer notre communauté et notre culture. L’utiliser pour résister à la destruction à laquelle ceux qui détiennent le pouvoir-sur sont en train de vouer le monde» ᓓ9. C’est également l’enjeu ici: la révolution politique est une révolution culturelle qui est une révolution de notre rapport à soi et de notre rapport au monde. Faire danser des géant..es dans un paysage sublime en est, de façon certaine, une première piste.
Antonio Gramsci, Letteratura e vita nazionale, Turin, Einaudi, 1954, p. 215; cité par Carlo Prandi, Religion et classes subalternes en Italie. Trente années de recherches italiennes, in Archives de sciences sociales des religions, n° 43/1, 1977, p. 103.
Claude Gaignebet & Marie-Claude Florentin, Le Carnaval. Essais de mythologie populaire, Paris, Payot, 1974, premier chapitre.
Ibid., page 18.
Claude Gaignebet et Jean-Dominique Lajoux, Art profane et religion populaire au moyen âge, Paris, PUF, 1985, p. 83.
Anne-Marie Thiesse, «À chacun son folklore» in Jean-Marie Gallais & Marie-Charlotte Calafat (dir.), Folklore, Paris, La Découverte (Centre Pompidou-Metz & Mucem), 2020, p. 89.
Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 84.
Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 339.
Marianne Closson & Myriam White-Le Goff (dir.), Les Géants, entre mythe et littérature, Presses de l’Université d’Artois, 2007, introduction.
Starhawk, Femmes, magie & politique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2003, p. 17.
Biographie
Jean-Baptiste Carobolante, né en 1988, est docteur en histoire de l’art. Il travaille globalement à une théorie de l’image dans le contexte capitaliste, en faisant notamment entrer des objets obscurs ou délaissés dans l’histoire de l’art pour pouvoir étudier les imaginaires de masse. Sa thèse portait sur les concepts de spectralité et de hantise à partir du cinéma de spectre contemporain. Il a, depuis, obtenu une bourse pour réaliser une étude sur la peinture marchande au XXe siècle, en partenariat avec le Musée international des Arts modestes (MIAM) de Sète. Il enseigne à l’École supérieure d’Art de Dunkerque et à l’École nationale supérieure des Arts visuels (ENSAV) de La Cambre à Bruxelles. Il est également critique d’art et co-directeur des Éditions Mix.
chapitre
Padova
Publié le 8 avr. 2024
Modifié il y a 2 mois
Les géant·es dansent devant les presses rotatives. Peut-être pour célébrer cette technologie de pointe qui ne verra pas d’autres générations, tant les conditions d’existence de l’information sur papier sont en voie d’extinction. Le journal de Petticoat Government est imprimé en ces lieux. Les journaux au format maximal sont appelés quotidiano di grande formato (350 mm × 470 mm). Le papier rose historiquement choisi pour se démarquer de la presse généraliste est ici utilisé en référence au média italien populaire. Le tirage gigantesque de 100 000 exemplaires correspond au tirage minimum pour l'industrie en question et au maximum des possibilités économiques du projet.
le
grand corps du monde
Manah Depauw
Publié le 8 avr. 2024
Modifié il y a 2 mois
Des plaquettes sumériennes font mention d’une période de onze jours qui marque le début de l’an et durant laquelle le temps s’arrête. Pour qu’il reparte, il faut qu’il le fasse à l’envers. On invente alors des rites où le bas prend la place du haut et inversement. C’est ainsi que la servante se met à marcher à la hauteur de sa maîtresse et que le puissant est ramené au rang du commun. Même le roi n’échappe pas au renouvellement de son destin. Humilié, dépouillé de ses insignes, giflé, traîné par les oreilles et les organes génitaux jusqu’à la statue du dieu Marduk, il doit se prosterner, affirmer qu’il n’a pas abusé de son pouvoir. L’affront – même s’il n’est qu’un simulacre – excite Babylone. Elle a vu son roi traité comme un esclave et elle se délecte. Régénérée par l’inversion, elle permet à son calendrier de reprendre sa marche à l’endroit.
Temps de la lune, temps du soleil. Macrobe, l’un des érudits les plus secrets de l’Antiquité, déclara un jour: janvier est comme Janus aux deux visages, il voit l’année écoulée et regarde le commencement de celle qui s’ouvre. Dionysos, comme Pan, surgissent dans ce temps qui commence et finit. L’un sautille (syrinx en bouche) à la recherche d’une source capable d’étancher son insatiable appétit luxurieux, tandis que l’autre dévoile, féconde, jouit et fait jouir. Tous deux manifestent leur présence par la cruauté ou la douceur maternelle, l’extase ou le désespoir. Seule l’ambivalence les fait exister. Exister pour être proche, immédiat, déchaîné. Pas de distance avec les hommes. C’est la fusion avec celles et ceux qui les célèbrent. Dans les campagnes, la foule s’ouvre à la même transe divine. Plus d’individualité séparée. Chacun..e est tout entier dans le plaisir que procure l’alliance de soi avec les autres.
Un souffle mystérieux fait courir au-dessus de la mer Égée la terrible nouvelle: «Le grand Pan est mort.» L’antique dieu universel de la nature est fini. La nature étant morte, on se figure que finie est la tentation. Grande joie pour les nouveaux conquérants, car ceux-là, sous la brutalité de leurs feux réunis, veulent du neuf. Dans ce temps libéré des contraintes de l’habitude, ils fomentent l’espoir qu’en cette «fin» du monde, ils en obtiendront de nouveaux. Ça pille, ça saccage. Le TOUT devient néant: «Le grand Pan est mort!»
Dans les landes, dans les forêts profondes, quelques tribus chantent cachées: «Six petits enfants de cire vivifiés par la lune. Six plantes dans le chaudron. Cinq âges dans la durée du temps. Cinq rochers sur notre cœur. Quatre pierres à aiguiser. Trois parties dans le monde. Trois commencements. Trois fins pour l’homme, comme pour le chêne…» Dans ces voix s’irriguent les secrets des arbres et des fleurs, les murmures des oiseaux, les chants des heures. Pourtant ces voix reconnaissent leur défaite, elles la voient dans leur sang qui est répandu, dans l’assaillant toujours plus fort qui répète: «La nature doit mourir. Elle est tout entière condamnable.» Il lui faudra mille ans et un tour de cadran pour y parvenir.
Le christianisme vainqueur voulut, et crut, tuer l’ennemi. Il ne l’avait fait qu’en partie, car c’était oublier qu’il se cachait dans le calendrier. Quand janvier arrive sans chiffonner le gel, l’ennemi crépite d’impatience, hurle son envie de vivre encore un peu. La tradition – encore elle – l’exige, il est le seul capable de relancer le temps. Le temps qui se doit, un moment, d’être à l’envers. L’envers… quelques lettres à peine et nous voici à l’an VERT ᓓ1. Celui que l’on crut mort, fini, décapité, ratatiné, est là pour ressusciter non pas un dieu sanglant, mais un faune des montagnes, un esprit logé dans la pierre, un homme devenu ours. L’an vert est ce moment de l’année où l’on se nourrit de vacarme pour obtenir le silence, où l’on rêve de rivières en feu, de brebis chassant les loups, de pays de cocagne où la nourriture s’offre à nous sans qu’on ait à la préparer, à la découper.
Imaginons maintenant les cités gothiques et le peuple qui s’échauffe. La folie, l’exaltation, la peur familière qui doit trouver ses manières pour s’écouler, se distiller. Dans le mois autrefois dédié à Janus, le peuple se construit une île, il invente sa joie. Ce territoire, c’est Carnaval. Celui que l’on engraisse puis que l’on brûle après un jugement qui révélera ses excès. Du gras, l’on passe aux cendres et sur ces cendres l’on renaît encore et encore. Le cycle de la vie n’a pas de fin et Carnaval ne souffre aucune définition. Il ne peut se faire prendre au piège. Il fait craquer les mots afin que ne subsiste plus qu’une langue de signes. Dignes ou indignes dans leur interprétation, les signes affirment une autre vérité et font régner un autre système: celui du corps qui entre en relation avec le monde. Carnaval engloutit le monde. Le corps de l’homme avec le grand corps du monde. Ensemble, ils forment le défi perpétuel jeté à la figure des puissants, des colons, des chefs et de leurs normes.
Nous ne faisons pas toutes ces choses sérieusement, mais par jeu seulement et selon l’ancienne coutume; afin que la folie qui nous est naturelle, et qui semble née avec nous, s’emporte et s’écoule par-là, du moins une fois chaque année. Les tonneaux de vin crèveraient, si on ne leur ouvrait quelquefois la bonde ou le fosset, pour leur donner de l’air. Or nous sommes pareils à de vieux tonneaux que le vin de la vie ferait rompre, si nous les laissions bouillir ainsi par une dévotion continuelle ᓓ2…
Dans l’étrange découpe du cycle des saisons, dans ce temps comme une enclave, les repas sont interminables; ils s’étirent sur le jour, sur la nuit. Les nourritures préparées et partagées gonflent les ventres de flatulences et déclenchent la gestation, la mise au monde, puis l’allaitement. Une nouvelle famille se compose autour d’un garçon enceint. Carnaval organise une fois de plus les inversions. Grâce à lui, les hommes se reproduisent entre eux par l’intermédiaire des aliments. Substance magique qui emplit les bedaines et donne naissance à l’enfant Carnaval. Un bébé braillard qui sert aussi d’outil de contestation contre la culture dite «savante»; celle des aristocrates et des ecclésiastiques.
Il n’en faut pas plus pour que l’Église s’en mêle. On sanctionne Carnaval, on interdit la fête des fous. On manifeste dans la condamnation notre dégoût de l’ensauvagement de la populace. À mesure que les autorités intensifient leurs répressions s’élargit le champ du diabolique. Le Diable recouvre maintenant tout ce qui bouleverse l’ordre établi. Il se loge dans les masques. Il habite les sexes. On le peint en vert pour rappeler que c’est la nature tout entière qui l’habite. On l’appelle quelquefois Satan pour ne pas le nommer Saturne. L’espiègle Daimon qui inspira Socrate devient quant à lui Démon. Il est tapi dans chaque recoin, dans chaque pli, dans chacun des esprits; il faut le déloger ! Les flammes sont sorties de leur enfer et, avec elles, on brûle les agitateurs avec un engouement obsessionnel. Il faut des coupables. Le trublion se mue en tentateur, le séditieux en alchimiste, la femme en sorcière. Et voilà l’abominable mantra qui recommence: «La nature doit mourir. Elle est tout entière condamnable.» La répression est massive, sanglante, elle est l’expression d’une lutte des classes où les puissants ne semblent reculer devant aucun cynisme pour légitimer leurs crimes. Pourchassant le Diable, le pouvoir l’incarne.
Il prend maintenant cent formes hideuses: il file gluant en couleuvre sur les seins, danse en crapaud sur les ventres. Abdomens qui ne sont plus là pour manger, mais pour vomir des armées de corps. Un bataillon famélique creusant dans la terre les combustibles pour chauffer et nourrir les manoirs. Mais ce n’est pas assez! Il lui en faut toujours plus. Le bec aigu, il cueille sur des bouches effrayées d’horribles baisers. Temps cruel où même la vierge pure, innocente, est damnée du plaisir que lui inflige l’Esprit. Ciel noir pour les fêtes où tout était commun: nourriture, âme et corps. Désormais nul remède pour délivrer la folie qui nous habite et qui nous est propre. L’on s’exalte dans les visions mystiques, l’on s’évade seul dans une possession morbide.
Les bûchers des sorcières ont produit leurs tas de cendres. Et les cendres – tout le monde le sait – servent d’engrais. Une terre brûlée peut devenir particulièrement fructueuse. Et la voilà qui redevient riche, abondante, généreuse. La bonne nouvelle se répand: le cycle de la vie n’a pas de fin. Les hameaux sont en liesse. Les filles courent la lande, le front cerclé d’herbes de Saint-Jean. On fait les feux qui éclairent et réchauffent. Un bout d’étoffe, un peu de mousse, la peau d’une bête, voilà un masque avec lequel l’on revisite les noces joyeuses de l’homme avec la nature. Grand miracle! Dans la nuit, là où la vigilance du pouvoir s’est relâchée, Carnaval est à nouveau mis au monde.
Profitons de ce dernier moment de rêve. Dans les coins reculés, sur les derniers bouts de forêts, on continue d’inventer l’histoire du corps et du monde. Les esprits, les petits dieux se sont mués en saints. On s’accommode de cela. Il est des lieux préservés de l’offense, il est des lieux où la fille court la lande, le front cerclé d’herbes de Saint-Jean. Où les feux éclairent, réchauffent et où la possession n’est plus un simulacre aux odeurs de soufre, mais tout entier l’expression d’une sauvagerie nécessaire. Le grand Pan est mort. Vive le Carnaval!
Le vert est, dans la tradition médiévale, la couleur des choses cachées. C’est pourquoi le bestiaire païen revêt souvent cette couleur. Verte comme les dragons, les brigands, les fées et par la suite le diable.
Jean-Baptiste Lucotte Du Tilliot, Mémoires pour servir a l’histoire de la fête des foux, qui se faisoit autrefois dans plusieurs églises, Lausanne-Genève, Marc-Michel Bousquet & Compagnie, 1741.
Biographie
Manah Depauw, née en 1979, est une metteuse en scène, performeuse et autrice bruxelloise. Ses pièces ont dès le début des années 2000 envahi les scènes du théâtre contemporain international. En parallèle à ses créations théâtrales, Manah Depauw fait des expérimentations sonores (Bruzz/ radio Klara/ le label Stroom). Elle joue dans différents films et écrits en parallèle pièces et articles qui sont – entre autres – publiés dans des magazines comme Etcetera, Alternative théâtrale, Stempel, et Ishtar de la Fondation Thalie.
chapitre
Venezia
Publié le 8 avr. 2024
Modifié il y a 3 semaines
Le Pavillon, la plateforme industrielle
Le géant de ℘ℊ, le grand squelette industriel en profilés d’acier galvanisé usinés en ✙ ✚ + ⋕ par pliage et formage de tôles assemblés par rivets et boulons, se déploie dans la salle centrale avec ses 1150 cm de long × 575 cm de large × 85 cm de haut. Dessus sont posé·es les géant·es fait·es d’osier, d’acier, d’aluminium, de tissus et de résine. Dessous, vnous sommes invité·es à apprivoiser leur présence silencieuse, à bouger, scruter. On se fait petit (petti), les yeux rivés vers le haut. Le squelette est fondement, plateforme, volume, support, grill technique.
Le squelette met en tension l’espace pour relier verticalement la terre, la pièce, les objets et le ciel. 169 mètres linéaires de profil 50 mm et 294 mètres linéaires de profil 100 mm, 1400 kg de poids propre, 600 kg de charge permanente, 1400 kg de surcharge, 100 kg de charge ponctuelle d’entretien soutenus par trois colonnes. Celles-ci sont elles-mêmes supportées par des socles en béton qui compensent la traction et répartissent une charge en compression inférieure à 1,5 kg/cm² sur la dalle et le sol qui le porte, sans doute consolidé par des pieux en bois. Cette structure joue avec les limites des capacités de son système de production. Ultra-légère, démontable, elle optimise la consommation de matière et rend possibles de futures autres formes et utilisations.
Les trois seules colonnes ont nécessité une investigation pour vérifier la charge admissible supposée du bâtiment.
En l’absence de résultats d’essai géotechnique et de toute autre information relative à la capacité portante du sol dans le Pavillon belge et/ou à proximité, il a été conclu que personne ne disposait des valeurs permettant d’évaluer précisément la capacité portante du sol (la terre en place). On ignore aussi si le sol sous le dallage a été compacté lors de la construction du pavillon il y a plus de cent ans.
Notre enquête sur la capacité portante d'un bâtiment, qui accueille des expositions depuis plus de cent ans et a été lourdement rénové en 1995, a finalement abouti.
Merci beaucoup pour les photos du chantier de rénovation de 1996, que vous avez aimablement partagées avec nous. [...] Les études et les investigations menées soulignent votre engagement et nous rassurent. De ce fait, nous ne nous opposerons pas à la mise en œuvre de votre projet.
Impertinent·es, s’emparer de la pole verticale dissociée de l’acier et traversant le squelette. Danser avec la barre est, pour les polers, plus qu’un dressage du corps. C’est un moyen d’expression incarné et effronté. Apprendre à décomposer le mouvement, en comprendre la mécanique, l’essayer, l’adapter à sa morphologie et ses capacités. ᓓ1 Un Butterfly, un Superman, un Jade avec drop et sortie corsée, autant de possibles envols, d’inversions de perspective. La barre entraîne les corps dans une condition physique aussi exigeante que celle à maintenir par les porteur·euses des géant·es en parade, dans l’avant et l’après Pavillon.
L’installation est complétée par un banc qui court en périphérie de la pièce centrale, un horizon qui propose une ergonomie de visite différente et un ralentissement du flux.
Le squelette esquisse un «en dessous» qui fait place à l’oralité dans un intervalle où il est possible de «faire corps». Entraîné par le son dans la danse, on se relie aux autres en mouvement.
Marie Potvain, «Pôles alternatifs: Faire de la pole dance un sport sans effacer son identité; une institutionnalisation en tension», ¿Interrogations? Revue pluridisciplinaire de sciences humaines et sociales, 2022.
Lumière
Le faux plafond en tissu tendu de certaines salles a été démonté et dévoile une partie du système structurel du Pavillon. En rendant tangible l’architecture du lieu, le display nuance l’espace muséal existant qui vise à une neutralité abstraite. Il montre à voir le ciel, tend vers un point de fuite céleste. La lumière naturelle remplit les paniers des géant..es et s’en échappe par leurs fenêtres.
Musique
Senjan Jansen, Sans titre, 2024, 9 pistes, 11:46, boucle, sur base d’une composition pour percussions de Moha Ezzatvar.
En rythmant l’espace qui entoure [les géant·es], la musique invite le corps dansant à reprendre le pouvoir. ᓓ1
Le son dans le Pavillon est inspiré de 20 Hz, un morceau de Capricorn, devenu un classique dans les années 1990 d’un sous-genre de la house rythmé de percussions, dans une alternance 4/4 et polyrythmique. La composition de Senjan Jansen, qui revisite la ligne de basse essentielle à la New Beat et à d’autres genres électroniques, rythme l’espace par phases. Le roulement des percussions de Salamba, le groupe ayant accompagné la fête du pique-nique dans les Alpes, ponctue la boucle en rappelant l’ambiance festive des parades de rue. Entre les géant·es et le squelette métallique, la bande sonore diffusée quotidiennement produit des effets temporaires sur les corps par les variations au cours des heures. Le son devient un liant entre les personnes et l’espace, une invitation à un mouvement sans finalité, si ce n’est celui du lâcher-prise, du plaisir, de la rencontre avec soi et l’autre par l’activation des sens. La boucle d’images (15 minutes) sur les écrans LED de la salle adjacente fait éprouver conjointement des fragments du scénario.
Silvia Federici, Par-delà les frontières du corps, Éditions de la divergence, 2020.
Les Young Curators Storytellers
℘ℊ se construit sur un mode de coproduction de savoir. Les Young Curators Storytellers – issu..es d'écoles d'art de Bruxelles, de Gand et Dunkerque − ont glané et écrit des histoires avant leurs arrivées à Venise, depuis le début de leur collaboration avec le collectif. La dimension de l'oralité est travaillée avec leur complicité. Leurs approches personnelles du gigantesque, du «folklore» et de ℘ℊ font entrer chacun·e dans l'élaboration du scénario. Iels facilitent un dialogue, qui ne réagit pas à un objet fini, pour offrir un moment de convivialité par l'oralité et trouver la même autre langue avec leurs interlocuteur..ices.
Le copyshop
Dans le copyshop du Pavillon, la publication est imprimée sur demande à partir du site internet. Cette pratique de l’impression vise à éviter la surproduction inutile et à donner une dimension physique à l’édition performative. Le catalogue est emballé dans un exemplaire du journal du Pavillon, L'Petti Lion.
Le gâteau, la fève
Du 20 avril au 24 novembre, toutes les semaines, le même jour à la même heure dans le même café, un gâteau, un Pan del Doge contenant une fève de Murano, d’un..e tout.e petit..e géant..e, sur la table, à partager.